« La Grande faim » : mini-nouvelle d’un conte revisité

Voici un nouveau texte issu d’un atelier d’écriture. Je me suis bien amusé : il s’agissait de revisiter une histoire connue en changeant le point de vue narratif. Je pense que vous allez rapidement reconnaître le conte en question. Je suis passé d’un narrateur omniscient à la 3e personne à un narrateur personnage à la 1re personne.

[1 300 mots – 5 minutes de lecture.]


LA GRANDE FAIM

J’écarte le rideau doucement. Mes vieilles oreilles ne m’ont pas trompée. Deux d’entre eux émergent des arbres et approchent de ma maison avec un air ébahi. Un garçon et une fille. J’entends à nouveau leurs petites voix aigrelettes :

— Regarde !

— Hooo…

Le garçon montre du doigt. Il s’avancent encore, si bien que je ne les vois plus par la fenêtre.

Enfin. Après de si longues semaines d’attente, enfin ! Mais il me faut attendre. Je dois les laisser faire. Assez longtemps pour…

— Haaa !

Je les entends maintenant s’extasier à travers le mur.

— Y en a plein… commente le garçon.

— Tu crois qu’on peut en prendre ?

— Pardi, tu vois pas qu’y a personne ? Servons-nous !

Le silence qui s’ensuit en dit long sur ce qu’ils sont en train de faire. Et que j’aimerais moi aussi faire… Je me dirige à pas de loup vers ma porte, puis j’attends encore un peu en tendant l’oreille. Je distingue des exclamations : ils sont satisfaits. Mais sûrement pas autant que je le serai !

En face du miroir de l’entrée, je m’entraîne à sourire. Par tous les diables, comme ça me donne l’air niaise ! J’ouvre ma porte et sors, en me tenant voûtée.

— Bonjour les enfants ! dis-je d’une voix chevrotante.

Ils sursautent, pris la main dans le sac. Je m’avance en écartant les mains d’un geste rassurant.

— Vous les aimez, ces sucres d’orge ? J’en ai d’autres à l’intérieur.

Le garçon hoche la tête en souriant. Son menton est luisant de sucre. La petite se lèche les doigts. Elle cueille trois autres friandises sur le mur de ma maison, comme pour faire du stock.

— Moi j’aime surtout le pain d’épice, dit-elle.

— Sois pas si impolie ! siffle le garçon.

— Oh ça ne me gêne pas, réponds-je. C’est bien normal qu’elle dise ce qu’elle préfère. Ma petite, saches que le mur entier est fait de pain d’épices.

Elle me regarde, l’air circonspect.

— Vas-y, ajouté-je. Essaie d’en arracher un morceau, tu vas voir.

La petite pince un bout du mur, tire et un bout s’en détache. Elle ouvre des yeux ronds. Aussi ronds que la bouche où elle fourre le morceau.

— J’ai aussi plein de bonshommes de pain d’épices dedans. Venez, je vais vous les montrer, ils sortent juste du four : vous arrivez au bon moment !

Je fais demi-tour sans les attendre. Je sais d’expérience qu’ils suivent plus facilement s’ils ne se sentent pas observés. Je laisse la porte grande ouverte derrière moi et m’avance jusqu’à l’angle de la cuisinière à bois. Mon ventre gargouille. Je n’ai rien mangé depuis le dernier Sabbat où Morgaïn avait ramené les pensionnaires d’un orphelinat.

— Ils sont où vos gâteaux, M’dame ?

C’est le garçon. Il entre le premier. Ses yeux papillonnent pour s’accoutumer à la luminosité, mais il ne semble pas méfiant. Au niveau du montant de la porte, la tête de la petite apparaît à sa suite.

— Ils sont là, sur le petit meuble au pied de la cuisinière.

Il se met sur la pointe des pieds pour voir par-dessus la cuisinière, mais bien sûr il ne voit pas ce qu’il n’y a pas. Il s’avance donc à petits pas, observant un peu ce qui l’entoure : la table avec mes préparations, les toiles d’araignée et les fagots d’herbes accrochées aux poutres, la cheminée avec le chaudron…

— C’est un peu sale chez vous, commente la petite qui a suivi les regards de son frère et s’est un peu avancée dans la pièce.

— Crénom ! jure le garçon.

— C’est vrai, dis-je en essayant de mettre du sourire dans ma voix. Je comptais justement faire un peu de ménage.

Je montre mon balai appuyé contre le mur. Le garçon est maintenant tout proche. Je m’écarte un peu, comme pour le laisser passer. Il arrive au coin de la cuisinière et se penche… C’est là que je l’attrape par les cheveux et la culotte, et le précipite dans la cage ! Je claque la porte et la jubilation déferle en moi :

— Hiiiiiiii, je vais pouvoir mangeeer !!!

Le visage du garçon est effrayé, mais ses mains agrippent les barreaux et sa voix crie :

— Cours Greta, cours !

Mais c’est moi qui cours, la petite est tétanisée. Je claque la porte et la ferme à double tour.

ᴥ ᴥ

— Allez fainéante, tire dessus !

Diable qu’elle n’a pas de forces… Il faut vraiment que je fasse tout moi-même. Je chasse Greta d’une tape et attrape la corde.

— Mais j’ai faim, M’dame…

— Vas plutôt passer un coup de balai et applique-toi, c’est encore sale autour de la table !

Je tire à deux mains et m’arc-boute.

— Gnnn…

C’est vrai qu’il est devenu lourd, ce pourceau ! Mais bon, c’était le résultat souhaité en lui faisant manger tous ces sucres d’orge.

La cage se soulève un peu, racle sur le sol et se rapproche de la cheminée. Hans s’accroche aux barreaux avec ses petits doigts potelés. Il ne dit rien, tout occupé qu’il est à regarder la marmite qui chauffe. Je tire plus fort sur la corde. La poutre où est fixée la poulie lâche un grincement. La cage arrive bientôt au ras de la marmite. Le gamin s’est reculé au fond pour se protéger de la chaleur.

Je tire de plus belle pour hisser la cage à un bon mètre de hauteur, juste au-dessus de la marmite, et je noue la corde au pied de ma table. Ha, heureusement que je suis plus lourde que lui et la cage réunis ! Greta me regarde, immobile, balai en main.

— Je t’ai dit de balayer, petite sotte !

Elle baisse la tête et reprend sa tâche. Nom d’un démon, quand j’aurai mangé son frère, j’utiliserai mon chaudron pour préparer une potion de domination psychique ! Je tire une chaise sous la poutre et grimpe dessus. Je grimace, mes genoux me font souffrir. Sur la pointe de pieds, j’attrape une branche de laurier, de la sauge et… Du coin de l’œil, je saisis un mouvement ! Je me retourne : c’est Greta qui recule vers moi en tirant son tas de poussière. Le manche du balai s’agite tout près de ma hanche.

— Attention à ce que tu fais, sifflé-je. Si tu me fais mal, je te change en crapaud et je te fais bouillir avec ton frère !

Le visage de la petite se décompose. Elle hoche la tête et reprend son ouvrage en contournant la table. Un coup d’œil à ma marmite m’informe que l’eau frémit.

Bien, où en étais-je déjà ? Du laurier pour parfumer la viande, de la sauge pour la rendre plus digeste… Il me faudrait des branches de céleri, j’aime bien le goût et c’est bon pour mon arthrite… Est-ce qu’il m’en reste ? Je scrute les plantes suspendues tout le long de la poutre. Bon sang, ça devrait être avec mes autres racines… Ashwagandha, chicorée… Ha, là-bas, entre la ciguë et les euphorbes ! Pourquoi l’ai-je rangée du côté des toxiques alors qu’elle ne me sert qu’en cuisine ? Je descends de ma chaise avec précaution, la tire pour contourner la cage de mon pourceau et me place en-dessous du céleri. Je grimpe en ménageant mes vieux genoux et tends le bras. Je sens alors quelque chose qui me chatouille la cheville. On dirait une souris qui s’agite dans les plis de ma robe, sauf qu’elle enserre soudain très fort ma cheville.

— Vas-y Greta !

Le cri vient du gamin dans sa cage. Je baisse le nez et sens un truc qui me cueille sous l’aisselle gauche, qui me pousse sur le côté. Avec ma cheville bloquée, ça me déséquilibre. J’agrippe le dossier de la chaise avec l’autre main, écrase mes plantes. Le souffle chaud de la marmite me lèche le cou, l’oreille. Le truc me pousse toujours. Je résiste, tape avec ma main libre. Elle rencontre une barre de bois. Le manche du balai. Je pivote la tête, croise le regard de Greta. Féroce. Ma chaise bascule lentement et la chaleur me…

FIN

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